par le Prof. Dr Herman DOOYEWEERD (1953)
En parlant de la sécularisation
de la vie, la sécularisation de la science est parfois oubliée. Si nous nous demandons pourquoi, il faut répondre que la majeure partie des chrétiens qui ont joui d'une éducation scientifique manquent d'une
vue claire des rapports de la religion et de la pensée scientifique. L'idée que la science non-théologique, à cause de sa nature intrinsèque, serait indépendante de toute foi personnelle, de sorte que son objectivité serait menacée dès l'instant où elle serait liée à certains présupposés de la foi, est encore fort répandue. On a accepté cette
idée sans trop savoir ce qu'on faisait, et sans se demander si elle est justifiée tant du point de vue biblique
que du point de vue critique
de la science.
On oublie que la sécularisation de la vie n'a été possible que par le processus de la sécularisation de la science, et que la sécularisation scientifique s'est effectuée sous l'influence dominatrice de la sécularisation religieuse
accomplie par l'humanisme
moderne depuis la Renaissance. Et nous nous sommes accoutumés à ce fait accompli.
Mais voici que nous sommes confrontés à nouveau avec les dangers de la science sécularisée de l'Occident, en voyant ses effets spirituels désastreux chez beaucoup d'étudiants
des pays orientaux,
et qui, à cause de leurs contacts avec cette science, se sont détachés de la foi de leurs ancêtres, et deviennent une proie
facile pour le nihilisme ou le communisme.
On a beau dire que c'est la tâche missionnaire de l'Eglise de leur prêcher l'Evangile ! Ils ne comprennent pas la séparation occidentale entre la science et la foi. La même science sécularisée, qui a détruit leur foi ancestrale, étouffera aussi la semence de l'Evangile. Car la Science, sécularisée et isolée, est devenue une puissance satanique, une idole qui domine toute la culture.
Il serait faux de supposer que cette sécularisation de la science ne soit qu'une conséquence naturelle de la différenciation de la culture. Une telle supposition impliquerait,
en effet, que la religion ne soit rien de plus qu'une sphère
de la culture. On suppose que, dans l'état primitif de la société, la religion était certes liée à toute la vie, mais que, dans le processus historique de la différenciation culturelle, elle devrait se séparer de toutes les autres sphères sociales. Or, la religion - même la religion apostate, c'est-à-dire celle qui ne tient aucun compte de la religion vraie qui nous est révélée par Dieu dans les Saintes Ecritures - ne se supporte pas d'être jamais limitée à une sphère spéciale de la vie temporelle. Elle est bien plutôt la sphère
centrale de l’existence humaine qui donne à toute la vie sa direction ultime. La différenciation aboutit à la désintégration,
à moins qu'elle ne trouve son revers dans une intégration totale de la vie. Cette intégration totale ne peut s'effectuer
que par la religion.
C’est un fait assez paradoxal que cette dernière thèse soit reconnue par le sociologisme moderne, qui lui-même trahit les conséquences les plus extrêmes de la science sécularisée. La religion y est réduite à un phénomène social, expliqué causalement au moyen d'une conscience collective qui doit assurer la cohérence de la solidarité du corps de la société. NIETZSCHE, qui a eu une vue pénétrante des conséquences nihilistes de la science sécularisée,
a dit qu'au moyen de la science, l’homme a tué ses dieux. En son temps, c'était une prophétie, puisque la science elle-même était encore vénérée comme une déesse qui devait conduire l'humanité sur la route du progrès, de la vérité et de la liberté. Or, aujourd'hui, cette prophétie s'est réalisée à un haut degré. Cette foi dans la puissance libératrice et élévatrice de la science est minée et ébranlée par l'historisme positiviste et le vitalisme qui, tous deux, sont issus de la sécularisation
radicale de la pensée moderne.
Cependant, la science sécularisée n'a pas cessé d'être la puissance dominatrice de la culture occidentale. Bien au contraire ! Sa puissance
s'est augmentée d'une façon gigantesque en suscitant une évolution inouïe de la technique. C'est une puissance impersonnelle, qui a rationalisé
toute la société.
Si elle n’est plus vénérée comme une déesse, elle peut néanmoins se manifester comme un démon pénétrant l’âme humaine de l'image théorique de la réalité qu'elle a créée, et qui ne peut pas être accordée à la foi chrétienne.
C'est une vaine illusion de supposer que la foi chrétienne, étant d’un autre monde, n'ait rien à faire avec la science ! La science sécularisée a parfaitement quelque chose à voir avec vous-mêmes, avec votre cœur. Dès l'instant où vous l'acceptez, elle vous poursuivra quand vous lirez les Ecritures et quand vous ferez vos prières.
Si la sécularisation de la science
s'est accomplie sous l'influence dominatrice de l’humanisme moderne depuis la Renaissance, il faut aussi y ajouter l'influence du motif central de la scolastique catholique-romaine, à savoir le motif de la nature et de la grâce, qui a préparé le chemin de cette dernière sécularisation. C'est l'influence dominatrice de ce motif anti-biblique et dualiste qui, jusqu’à nos jours, a empêché un témoignage commun positif et non équivoque du protestantisme orthodoxe contre
la sécularisation de la science.
Soulignons sans équivoque qu’il ne s'agit pas ici d’une protestation contre quelques thèses évidemment
anti-bibliques de la science sécularisée. Il s'agit de tout cet esprit qui anime la sécularisation comme telle, du dogme de l'autonomie de la science vis-à-vis de la foi : cet esprit et ce dogme doivent être démasqués. Il s'agit d'une réforme intrinsèque de l'esprit de la science et de l’image théorique de la réalité en accord avec le motif central biblique de la Réforme. Il s'agit de proclamer qu’il existe une antithèse religieuse dans
la pensée philosophique et scientifique, comme l'a fort bien montré le père spirituel du réveil calviniste aux Pays-Bas, le Dr Abraham KUYPER.
Il faut prendre conscience de notre responsabilité dans la sécularisation
de la science moderne et de notre vocation de lutter contre l'esprit d'apostasie que s’y manifeste. Cela ne veut pas dire que nous soyons capables de combattre cet esprit de notre propre chef. La lutte à laquelle je pense est celle de la foi, une lutte contre nous-mêmes par la puissance du Saint-Esprit, et qui trouve sa force dans une vie de prière.
* * *
Voyons d'abord pourquoi cette lutte est nécessaire et inévitable du point de vue biblique
et du point de vue scientifique.
Du point de vue biblique, il nous faut d'abord constater que la Révélation divine a un motif central qui est la clé de la connaissance et qui, par son caractère intégral et radical, exclut sans appel toute conception dualiste de l’existence humaine et de la réalité terrestre. C'est le motif de la Création, de la Chute et de la Rédemption en Jésus-Christ dans la communion du Saint-Esprit.
Ce motif n'est pas du tout une doctrine qu’on puisse
accepter sans qu'elle agisse puissamment dans notre cœur. Il est par-dessus
tout une force motrice centrale, la clé de toute connaissance de Dieu et de soi-même, qui doit
ouvrir la porte de la Révélation
de Dieu dans l'Ecriture sainte et dans toutes les œuvres de Sa main, de
sorte qu’il précède toute exégèse de l'Ecriture
elle-même au sens théorique de la théologie.
C'est un motif tripartite intégral, de sorte qu’il est impossible de comprendre le péché et la Rédemption
au sens biblique, sans avoir saisi la vraie signification de la création. En Se révélant
comme Créateur, Dieu Se révèle comme l'Origine intégrale de tout ce qui existe. Aucune contre-force ne peut Lui être opposée, qui ait quelque puissance de son propre
chef. Il n'y a aucune sphère de la vie terrestre que nous puissions maintenir
comme un asile de notre autonomie vis-à-vis de notre Créateur. Il a droit de toute notre vie, à toute notre pensée, à toute notre action. Aucun domaine de la vie ne peut être soustrait, en quoi que ce soit, au service de Dieu. En Se révélant comme Créateur,
Dieu a révélé en même temps l’homme à lui-même. Nous sommes créés à l'Image de Dieu. A condition de nous débarrasser de toutes les spéculations
grecques de la théologie scolastique,
cela veut dire qu’ici
Dieu nous révèle
l'unité radicale de toute notre existence.
Comme toute la créature se rapporte concentriquement
à Dieu comme à son unité d'origine intégrale, ainsi Dieu a créé dans l’homme un centre intégral, qui est l'unité radicale de toute son existence temporelle avec tous ses divers aspects et toutes ses diverses facultés. C'est le cœur, au sens religieux, la racine d'où jaillissent les sources de la vie, l'âme ou l'esprit de notre existence temporelle, c’est-à-dire de notre existence corporelle. Car notre existence corporelle n'embrasse pas seulement les aspects physiques et biologiques, mais aussi les aspects rationnels de notre existence, et même la fonction temporelle de la foi.
Dans le cœur de l’homme, Dieu a concentré le sens de toute la réalité terrestre. C'est pourquoi la chute de l’homme implique la chute de toute la création terrestre qui, en l’homme, trouve son centre religieux. C'est pourquoi, du point de vue biblique, la réalité terrestre, telle qu'elle se manifeste dans le règne inorganique, le règne végétal
et le régne animal, ne peut être vue comme une réalité-en-soi indépendante de l’homme. Dieu nous a révélé dans Sa parole qu’Il ne voit la terre qu'au
travers du visage de l’homme. Elle est maudite à cause du péché de l’homme, et elle sera sauvée à cause de la rédemption de l’homme.
C'est pourquoi toute philosophie qui méconnait cette position centrale de l’homme dans la réalité terrestre est anti-biblique, quand bien même, d'une façon scolastique, elle voudrait rapporter la nature macrocosmique
à Dieu comme Créateur. Les philosophes thomistes diront qu’ils acceptent
inconditionnellement la création au sens biblique. C'est une erreur, parce qu'ils ont conçu la création comme une vérité intellectuelle et l'ont interprétée en dehors de la clé de la connaissance.
A travers le sens biblique de la création, se révèle aussi le sens biblique
de la chute humaine. La chute se laisse résumer en un seul fait : c'est que l’homme, créé à l’image de Dieu, voulut être quelque chose en soi-même, indépendant de son Créateur. Le Moi humain, considéré comme le centre individuel de son existence, n’est qu'une image de Dieu ; or, une image ne peut rien être en elle-même. L’homme ex-iste, c’est-à-dire
qu’il ne peut se trouver soi-même qu'en dehors de soi, dans sa relation avec son Origine. C'est pourquoi la connaissance de soi-même dépend de la connaissance de Dieu ; c'est aussi pourquoi l’existence humaine, dans son centre religieux, est sujette à une loi de concentration religieuse qui n'a pas été abrogée par la Chute. Tout le pouvoir du diable est fondé sur cette loi de concentration
de l’existence humaine, puisqu'en dehors de cette loi l’idolâtrie serait impossible. Le péché est une privation, le mensonge, le néant. Mais la puissance du péché est un facteur positif, dérivé de la création.
Du fait que l’homme a été créé à l’image de Dieu, la Chute est une chute radicale, une chute au cœur du centre religieux, dans la racine même de l’existence humaine et de toute la réalité terrestre qui est concentrée
dans l'homme. C'est pourquoi la Rédemption en Jésus-Christ a, elle aussi, un caractère radical et integral. Elle est la regeneration du cœur de notre
existence en Jésus-Christ, nouvelle Racine de l’humanité et de toute la terre qui est concentrée dans l’homme. Contre toute conception dualiste et dialectique, il faut soutenir ce caractère intégral et radical du Royaume de Jésus-Christ, un caractère indissolublement
lié au caractère intégral et radical de la création. C'est dire, - comme l’a exprimé le Dr A. KUYPER -, qu'il n’y a pas la moindre parcelle dans aucun domaine de la vie, dont Jésus-Christ, le Souverain suprême, ne puisse revendiquer l’exclusive propriété.
Tout spéculation théologique, qui cherche à introduire un dualisme dialectique entre la création et la re-création en Jésus-Christ, entre le
Verbe comme Créateur et le Verbe comme sauveur, est anti-biblique ! Il n'existe
pas non plus de dualisme entre la Grâce commune et la Grâce particulière, comme si le règne de la Grâce commune était séparé du Royaume du Christ. Il n’y a pas de Grâce en dehors de Jésus-Christ, la Racine nouvelle de l’humanité. Tout le
domaine de la Grâce commune est le domaine de Jésus-Christ. Et puisque la Grâce commune n'est autre chose que la Grâce faite à l’humanité prise dans sa masse, cette humanité qui n'est pas encore libérée de son ancienne racine apostate, mais qui est considérée par Dieu dans sa nouvelle
Racine : Jésus-Christ ; elle appartient bien au domaine du Christ, où la lutte se manifeste entre le règne de Dieu et le règne des ténèbres. La Grâce commune ne peut pas être interprétée comme étant le règne de la nature, au sens catholique-romain, comme l’infrastructure autonome du règne de la Grâce. Elle est plutôt le domaine de l’anti-thèse irréconciliable entre la Cité de Dieu et la cité terrestre du diable.
* * *
C'est cette anti-thèse religieuse qui domine aussi le terrain de la science et de la philosophie. Entre la force motrice du motif central de la Révélation divine et les forces des motifs religieux apostats, la lutte est inévitable, car chacune d'elles réclame la domination de la pensée théorique et de l’image théorique de la réalité. A la place d’une image théorique sécularisée de la réalité, il nous faut découvrir l’image théorique qui, elle,
est dominée par le point de vue biblique.
Mais pour pouvoir effectuer cette réforme intrinsèque de la science et de la philosophie, il faut acquérir une vue claire du point de contact intrinsèque qui existe entre la pensée théorique et les motifs centraux religieux qui le dominent dans son point de départ ! Il ne suffit pas, en effet, - du point de vue de la foi chrétienne qui veut se soumettre au motif biblique central, et à son sens radical et intégral -, de rejeter l’autonomie de la raison théorique. Le célèbre père de l’Eglise, AUGUSTIN, l’a fait, et il a défendu avec emphase la thèse que la pensée ne peut pas trouver la vérité sans l’illumination par la Révélation divine. C'était
spécialement la relation entre la philosophie et la religion chrétienne qu’il avait en vue, et il a signalé clairement le danger d'une invasion de la philosophie grecque dans la pensée chrétienne. Mais un tel point de vue n'avait pas encore été étayé par une recherche critique sur la structure interne de la pensée théorique. Faute d'avoir clairement saisi le point de contact intrinsèque entre la pensée philosophique et la position religieuse, AUGUSTIN n'a pas pu apporter une solution satisfaisante au problème d'une philosophie chrétienne
proprement dite. Il l’identifia avec une tout autre question, celle des rapports de la philosophie et de la théologie chrétienne.
En niant l'autonomie de la pensée philosophique, il nia aussi l’autonomie de la philosophie par rapport à la théologie. Pour lui, il est impossible
que la philosophie
païenne des Grecs puisse être maintenue comme une science autonome : il faut la subordonner à la théologie dogmatique considérée comme la seule vraie philosophie chrétienne. La philosophie doit être accommodée à la doctrine chrétienne et, à supposer qu'elle ne veuille être qu'une servante,
qu'une ancilla theologiæ, elle peut, comme telle, rendre certains services à la théologie.
Observons, en passant, que cette conception des relations entre la philosophie et la théologie n'est pas du tout d'origine chrétienne. C'est plutôt la position défendue par ARISTOTE dans sa Métaphysique sur la question des rapports de la théologie métaphysique avec les autres sciences. ARISTOTE a dit que la théologie, considérée comme la science de la fin ultime et du bien suprême, est la reine des sciences et qu’il n'est pas permis aux autres sciences de contredire ses vérités axiomatiques. Cette thèse aristotélicienne fut transplantée dans la pensée chrétienne, et appliquée à la relation
de la théologie de la Révélation avec la philosophie païenne. Mais il va sans
dire que, pour AUGUSTIN, une théologie
naturelle, au sens aristotélicien, était radicalement exclue, étant donné son point de départ religieux.
La position augustinienne à l'égard de la science chrétienne est donc que la science chrétienne est identique à la théologie
dogmatique, et que tous les aspects de la science doivent être envisagés du point de vue de la théologie. Cette position est résumée sous une forme succincte dans le mot célèbre de ses Confessions : Deum et animum scire volo. Nihil ne plus ? Nihil omnino. C'est cette position qui a dominé la pensée scolastique jusqu’à la naissance de l’aristotélisme sous la direction d'ALBERT LE
GRAND et de SAINT THOMAS D’AQUIN. Depuis lors, l’augustinisme a été progressivement repoussé par la conception thomiste. On
peut observer que, parallèlement, un nouveau motif religieux fait son entrée dans la pensée chrétienne, à savoir le motif de la nature
et de la grâce, que nous avons déjà signalé il y a quelques
instants.
Naturellement, les termes nature et grâce étaient bien connus auparavant. On les rencontre aussi chez AUGUSTIN. Mais quand nous parlons d'un nouveau motif religieux, nous
avons en vue un motif synthétique qui vise à réconcilier la conception religieuse des Grecs concernant la nature avec le motif
central de la religion chrétienne. Cela implique que le monde créé est vu sous un double aspect, à savoir un aspect naturel et un aspect surnaturel, de sorte que le motif « nature-grâce » introduit
une sphère naturelle comme infrastructure autonome de la sphère surnaturelle : celle de la Révélation particulière de Dieu et de la communication avec Lui. Ce faisant, la conception de la nature est détachée du motif central
biblique, dont nous avons dit qu’il était la clé de toute la connaissance. Dès lors, le motif biblique est remplacé par le motif religieux de la conception
grecque de la nature. Pris dans ce sens, le motif « nature-grâce » a un caractère intrinsèquement dualiste et dialectique,
parce qu’il est composé de deux motifs religieux qui se trouvent, l’un par rapport à l'autre, dans une antithèse radicale et irréconciliable. Examinons cette
situation de plus près.
Nous l’avons vu, le motif central biblique de la religion chrétienne est d'un caractère intégral et radical, de sorte qu’il exclut
absolument toute conception dualiste de la création. Il ne recèle, par conséquent,
aucun vestige d’une dialectique secrète. Tout dualisme, quel qu’il soit, toute dialectique dans le motif religieux central de l’attitude de la vie et de la pensée, sont toujours suscités par une direction partiellement ou totalement apostate de ce motif.
Un motif apostat nous pousse à chercher l’absolu dans le relatif,
à isoler un aspect de la réalité créée et à élever cet aspect isolé -- qui n'a de sens que dans
sa liaison universelle
avec tous les autres aspects, et dans sa relation centrale avec l'Origine divine --
au rang d'un être indépendant, qui est par conséquent déifié.
Or, le relatif n'est rien sans
ses corrélatifs. Quand un aspect de la réalité créée a été déifié, un corrélatif de cet aspect surgit aussitôt dans la conscience religieuse, et l’absolutisme qu’il engendre se dresse immédiatement face à celui de l'aspect déifié. Voilà l’origine de la dialectique dans les motifs religieux qui sont totalement étrangers à la position
intégrale et radicale
de la Révélation
divine.
* * *
Nous trouvons cette dialectique
dans le motif religieux
qui a dominé la vision grecque de la nature. C'est le motif qui, depuis ARISTOTE,
a été désigné constamment comme celui de la matière et de la forme.
L'une des conséquences de l’usage théorique de ces termes dans une métaphysique scolastique, qui prétend
être autonome, c'est que leur signification religieuse a été complètement oubliée. Et pourtant, le motif grec de la matière et de la forme revêtait un caractère central et religieux qu’il est impossible d’effacer dans son application métaphysique. Il a son origine dans un conflit implacable entre la religion plus ancienne de la vie naturelle et la religion plus jeune des dieux Olympiens. Dans la religion ancienne, c'est l'aspect de la vie organique
qui a été déifié. La vraie déité, c'est le fleuve vital, coulant éternellement, qui ne peut se fixer dans aucune forme quelconque, mais de qui sortent
périodiquement les générations d'êtres vivants qui se sont assumé une forme individuelle et qui, par
conséquent, sont soumis
au destin de la mort, à l’imprévisible et impitoyable anangké. Cette religion, qui a trouvé son expression typique dans le culte de DIONYSOS, déprécie le principe de la forme. Le courant divin de la vie est informe et, par conséquent, éternel.
Telle est l’origine de la conception grecque de la matière. Dans la philosophie ancienne Ionienne, le physis, la nature, est exclusivement conçu dans ce sens religieux. Le physis, c'est la déité elle-même, la divine Origine de tout ce qui est né sous une forme individuelle, le fleuve vital qui coule sans cesse d'après l’ordre du temps et qui se maintient à travers la mort des êtres finis. Ainsi se révèle la signification du fragment mystérieux d'ANAXIMANDRE :
« ...Car les choses retournent à leur origine, d'où elles sont issues, selon le Destin. Car elles se payent l'une à l’autre amende et punition à cause de leur injustice d'après l'ordre du temps. »
On pourrait rendre la signification de ce texte par le mot célèbre de MÉPHISTO dans le Faust de GŒTHE, quand on y apporte une petite variante grecque:
Les dieux Olympiens ont quitté la terre maternelle avec son fleuve vital et son destin de mort menaçant. Ils ont pris une forme personnelle idéale. Ils sont devenus les dieux de la Cité, les dieux immortels. Mais ils n'ont pas de pouvoir vis-à-vis du destin qui menace les mortels. HOMÈRE le dit dans son Odyssée :
« Denn alles was geformt entstehtLa religion plus jeune des Dieux Olympiens est au contraire issue d'une déification de l'aspect culturel de la société grecque. C'est la religion de la forme, de la mesure et de l’harmonie qui a trouvé son expression la plus typique dans L’APPOLLON DE DELPHES, l’Apollon le Législateur.
Ist wert das es zu Grunde geht. »
(« Car tout ce qui est né sous une forme sans droit,Mérite que la mort en fasse sa proie. » )
Les dieux Olympiens ont quitté la terre maternelle avec son fleuve vital et son destin de mort menaçant. Ils ont pris une forme personnelle idéale. Ils sont devenus les dieux de la Cité, les dieux immortels. Mais ils n'ont pas de pouvoir vis-à-vis du destin qui menace les mortels. HOMÈRE le dit dans son Odyssée :
« Car aussi les immortels ne peuvent aider l’homme pauvre quand le destin cruel l’abat. »
Le motif grec de la forme divine est issu de cette religion culturelle, et il devait nécessairement évoquer de nouveau, comme son opposé, le motif de la matière,
le motif du flux éternel de la vie et de la mort.
Ces deux motifs antagonistes se rencontrent dans le motif central dialectique de la pensée grecque. Ils ont continuellement développé cette pensée en directions polairement opposées. Tous les efforts de réconciliation devaient échouer, parce que personne ne pouvait se réclamer d'un principe qui fût élevé au-dessus de cette antithèse ultime. A défaut d'une reconciliation réelle, la seule ressource était d'attribuer la primauté de l'un des deux motifs aux dépens de l’autre. Tandis que l’ancienne
philosophie de la nature attribue cette primauté au principe de la matière et déprécie le principe de la forme, la métaphysique de PLATON et d'ARISTOTE a fait l'inverse. Le dieu d'ARISTOTE est la forme pure, et le principe de la matière ou du flux éternel est devenu le principe de l’imperfection qui tend à une forme comme au but de son mouvement.
L'antithèse
religieuse des motifs de la forme et de la matière s'est exprimée aussi dans la conception de la nature humaine. L’homme est composé d'une forme rationnelle et d'une matière périssable. La nature humaine manque d'une unité radicale. Car la connaissance de soi-même reste dépendante de la connaissance
de Dieu, aussi bien dans les religions apostates.
Puisque le dieu aristotélicien n'est qu'une déification de l’aspect culturel de la forme, et se trouve confronté avec le principe du flux éternel de la vie et de la mort, qui
tient sa puissance de son propre
chef, l’homme est considéré comme étant enveloppé dans le même dualisme. C'est pourquoi la vue grecque de la nature est incompatible avec la vue Biblique de la Création.
Ex nihilo nihil fit : De rien, ne peut rien naître
! Voilà la somme totale de la sagesse grecque concernant l’origine du monde. Tout au plus peut-elle accepter l’idée d'un démiurge divin qui donne une forme à la matière préexistante. Seulement, la matière informe elle-même ne peut avoir son origine dans le principe divin de la forme. L'idée grecque de l'origine du monde est une idée dualiste et dialectique, et puisque le motif scolastique « nature-grâce » l’a voulu réconcilier avec la doctrine ecclésiastique de la création,
ce motif se trouve lui aussi enveloppé dans une dialectique religieuse. C'est, en effet, une loi générale de cette dialectique, que la conscience religieuse cherche d'abord à réconcilier l'ultime
antithèse impliquée dans le motif central, mais qu'ensuite la synthèse se dissout dans l'antithèse primitive, à l'instant même où la conscience
parvient à une réflexion critique sur son point de départ.
Le thomisme a développé la conception synthétique du motif « nature-grâce » ; l'occamisme et le nominalisme averroïste des XIVℯ et XVℯ siècles ont dissous la synthèse thomiste en la réduisant à une antithèse
rigide. D'après cette vue antithétique, il n'y a aucun point de contact entre la nature et la grâce. Il est vrai que Guillaume d'OCCAM attribuait
encore la primauté au motif de la grâce, ce qui implique
que la sphère naturelle était dépréciée, puisqu'elle n'était plus conçue comme une infra-structure de la sphère surnaturelle. OCCAM niait que la raison naturelle pût s'élever à une connaissance métaphysique et à une théologie naturelle. Au point de vue nominaliste qui était le sien, les universaux, c’est-à-dire les concepts des genres et des espèces, n'ont pas d'existence réelle en dehors de l’entendement humain. Ils ne sont que des signes qui représentent indifféremment l’une quelconque des choses singulières, contenues dans leur extension. Et puisque, selon lui, la science est restreinte à la connaissance des relations entre les universaux, le critère scientifique de la vérité est placé dans l'entendement humain lui-même. La raison naturelle, quoiqu'elle fût dépréciée, est néanmoins complètement
détachée de la Révélation divine ; elle est entièrement sécularisée.
Il est vrai que la conception thomiste attribue aussi une autonomie à la raison naturelle. Mais cette autonomie était conçue d'une façon très relative. En effet, suivant la conception synthétique du motif scolastique « nature-grâce », les vérités naturelles, n'étant qu'un préambule aux vérités surnaturelles, ne peuvent jamais contredire les vérités de la Révélation. Cela revient à accommoder continuellement la pensée grecque à la doctrine
ecclésiastique, une démarche foncièrement impossible sans une accommodation mutuelle des motifs religieux qui dominaient ces deux conceptions de pensée.
Dès l’instant où la conception synthétique du motif « nature-grâce » fut dissoute et réduite à l'antithèse primitive qui opposait ses deux motifs religieux qu'elle cherchait précisément
à réconcilier, il n'y eut plus de
place, du point de vue scientifique, pour une accommodation de la science naturelle à la doctrine de l'Eglise. Le chemin d'une sécularisation complète de la science était entièrement tracé. La théologie dogmatique chrétienne qu'AUGUSTIN et THOMAS D'AQUIN avaient élevée au rang d'une science sainte, et qu’ils avaient proclamée comme la reine des sciences, n'était plus reconnue comme une science propre. Toute la science était adjugée à la raison naturelle. L'Eglise pouvait bien condamner des thèses avancées par la science sécularisée, mais il lui était impossible de se prévaloir
d'aucune autorité
scientifique en se rapportant, sur le plan de la théologie,
à ses docteurs angéliques. Les effets de l'excommunication dépendaient désormais uniquement de sa puissance politique,
d'ailleurs déclinante, et de la position personnelle des hommes de science vis-à-vis de l’autorité ecclésiastique.
* * *
Après que la dialectique religieuse du motif « nature-grâce » se fût élaborée
dans un sens antithétique, deux chemins se présentaient pour le développement futur de la science occidentale. Ou bien la pensée chrétienne pouvait
retourner au motif central biblique et se rendre compte de la nécessité d'une réformation intrinsèque de la pensée scientifique. Ou bien le processus naissant de la sécularisation
scientifique pouvait se poursuivre plus intensément, sous l’influence d'un nouveau motif religieux, issu d'une sécularisation complète de la religion chrétienne. La première possibilité était celle qui s'offrait au grand mouvement de la Réforme. La seconde fut celle de l’humanisme
moderne qui obtiendra
bientôt une position dominante dans le développement historique de la culture moderne.
La Réforme ne pouvait présenter d'autre
lettre de créance que sa prétention
à une réforme intrinsèque
de la doctrine de l’Eglise, de la société et de toute la vie, dans un sens purement
biblique. Elle n'était pas seulement un mouvement théologique et ecclésiastique. Tout en réclamant un retour au pur Esprit de l’Ecriture sainte, elle évoqua la force motrice du motif biblique central dans son sens intégral et radical, embrassant toutes les sphères de la vie terrestre. Dans le domaine de la science, la Réforme avait reçu, par la grâce de Dieu, la grande occasion d'une réforme intrinsèque de l’instruction universitaire dans les pays qui avaient choisi le protestantisme.
Fort malheureusement,
la Réforme n'a pas saisi cette occasion. Le majestueux programme de MÉLANCHTON pour la réforme de l’instruction
n'était nullement inspiré par l’esprit biblique, mais bien plutôt par un esprit philologique humaniste qui s'était adapté à la doctrine luthérienne et qui devait donner naissance à une nouvelle
philosophie scolastique, préparant le chemin à la sécularisation humaniste du temps des Lumières. Quant aux universités calvinistes, ce fut Théodore DE BÈZE qui restaura la philosophie aristotélicienne comme la vraie philosophie, en l’adaptant à la théologie réformée.
Quel lamentable spectacle que cette réforme protestante de la science que résume l’adage dualiste : qu’il faut aller à Jérusalem pour la croyance et à Athènes pour la sagesse ! Spectacle combien décevant que de voir au XVIIℯ siècle, le célèbre théologien réformé VŒTIUS s'ériger en champion de l’aristotélisme contre l’innovation cartésienne ! L'esprit purement biblique qui avait inspiré l'Institution de la Religion Chrétienne de Jean CALVIN était vaincu par l’esprit scolastique de l’adaptation, imbibé
du motif religieux anti-biblique de la nature et de la grâce ! C'est la force motrice de ce motif dialectique, héritage du catholicisme romain, qui a brisé la force de la Réforme et, pour deux siècles et plus, l’a mise hors d'état d'être un adversaire sérieux de la sécularisation scientifique.
Cette sécularisation
s'est entièrement accomplie sous l'influence religieuse de l’humanisme moderne. Ce dernier peut bien affirmer catégoriquement que ce processus de sécularisation n'a été qu'une conséquence logique de la nature intrinsèque de la science ! C'est là un dogme fort peu critiqué, que nous avons démasqué dans notre recherche critique de la structure interne de la pensée
scientifique. Il n'a jamais existé et il n'existera jamais de science qui ne soit fondée sur des présuppositions de nature religieuse. C’est qu'en effet toute science présuppose une vue théorique de la réalité, supposant une idée de la relation mutuelle et de la liaison étroite qui existent entre ses divers aspects, et que cette idée, à son tour, est intrinsèquement dominée par le motif religieux central de la pensée.
* * *
L'humanisme moderne qui, depuis la Renaissance, a de plus en plus dominé la conception de la science, a un motif central religieux : celui qu'on nomme, depuis Emmanuel KANT, le motif de la nature et de la liberté. Impossible de comprendre les tendances ultimes de la sécularisation scientifique moderne, sans avoir acquis une vue claire de la signification religieuse de ce motif. Car, de même que la pensée scolastique a méconnu le caractère religieux du motif grec « forme-matière », on s’est aussi trompé du tout au tout sur le véritable caractère du motif humaniste « nature-liberté
», en supposant qu’il n’était que la formulation d'un problème purement philosophique. Une fois encore, c'est l'influence du dogme de l’autonomie de la pensée philosophique qui est responsable de cette grave erreur.
Le thème « nature-liberté » est un motif
dialectique qui n’est pas issu du choc de deux religions différentes. Il provient tout simplement d'une sécularisation du motif central biblique de la Création, de la Chute et de la Rédemption.
Cette sécularisation se manifeste dés le début du mouvement humaniste dans
la Renaissance italienne. On y prêche un renascimento dans un
sens complètement sécularisé ! La conception biblique de la régénération est dénaturée au point de devenir l’expression du nouveau motif humaniste de la liberté. Ce dernier n’est autre chose qu’une sécularisation du thème biblique de la liberté en Jésus-Christ, conséquence de la Rédemption. Il proclame l’autonomie de l’homme qui veut effectuer une révolution copernicienne dans la sphère centrale de son existence,
dans la religion. La personnalité humaine est élevée au rang d'une fin ultime, d’un « Selbstzweck », d'une fin en soi. L’homme moderne autonome veut se créer un Dieu à son image, qu'il puisse justifier dans une théodicée rationnelle. LEIBNIZ crée un Dieu à l'image de l’idéal humaniste de la science.
Un Dieu qui est le
grand géomètre et qui peut accomplir l'analyse infinitésimale de toute la réalité, voilà la déification du calcul infinitésimal introduite par LEIBNIZ dans les mathématiques. ROUSSEAU, qui a combattu passionnément la déification
de la science mathématique, se crée un Dieu qui correspond au sentiment de la liberté de la personnalité autonome. KANT se crée un Dieu qui est un postulat de la raison pratique, un Dieu à l'image de la morale autonome qui a proclamé la personnalité humaine comme sa fin ultime.
Cette divergence entre les conceptions humanistes de Dieu, qui toutes également lui
attribuent la qualité de créateur – mais dans un sens sécularisée – n’est pas
du tout accidentelle : elle manifeste une tension dialectique dans le motif
central religieux de la liberté. Nous avons dit que ce motif humaniste est issu
d’une sécularisation du thème biblique de la liberté en Jésus-Christ, envisagée
comme une consequence de la redemption. Dans la religion chrétienne, ce motif a un sens radical, parce qu’il se rapporte à l'unité de la racine de l’existence humaine, au cœur qui surpasse la diversité des différents aspects de l’ordre temporel du monde, et en qui toute cette diversité est concentrée dans une unité spirituelle qui est à l’image de Dieu.
Aussitôt que cette idée chrétienne de la liberté
fut sécularisée, c'est-à-dire réduite à l’existence terrestre avec toute la diversité de ses aspects, et transformée en idée humaniste de l’autonomie humaine, elle était condamnée à devenir ambiguë.
La tendance religieuse, innée dans l'âme humaine, de chercher Dieu et soi-même, assume une direction apostate : l'homme moderne autonome, en se recherchant
lui-même et en cherchant son dieu, suit des idoles ; quant à Dieu, révélé dans les Saintes Ecritures, quant à l’image de Dieu, ils sont perdus de vue.
Aussi n'est-il pas étonnant que le motif religieux de la liberté autonome de l'homme, qui a pris son destin dans ses propres mains, se soit déployé en deux motifs opposés l'un l’autre, parce que tous deux sont considérés comme absolus et indépendants. Le motif de la liberté autonome de l’homme évoquait
en premier lieu un nouvel idéal de la personnalité, quant à la vie religieuse
et morale, idéal qui refuse de se soumettre
à aucune loi pratique, qu’il ne se serait pas imposée à lui-même par sa propre raison. En second lieu, il évoquait le motif d’une domination de la nature dans le domaine de la science autonome et d'une reconstruction de toute la réalité donnée à l’image de la nouvelle science naturelle, fondée par GALILÉE et NEWTON : c'est-à-dire l’ideal de la science.
Ce nouvel idéal de la personnalité et ce nouvel idéal
de la science qui doit dominer la nature, sont tous deux évoques par le motif humaniste de la liberté. Mais ils s'opposent l’un à l’autre dans une tension religieuse dialectique.
Tant que l’idéal scientifique de la domination de la nature
inspire la vision théorique de la réalité, il n'y a pas de place pour une liberté autonome de la personne humaine dans le domaine de son activité
pratique. L'idéal rationaliste
de la science sécularisée projette une image strictement déterministe de la réalité, une image dépourvue de toute structure d'individualité
et construite comme une chaîne rigide et continue de causes et d'effets.
Le nouvel idéal de la science sécularisa le motif
biblique de la Création. La puissance créatrice
est attribué à la pensée théorique qui se donne pour tâche de démolir méthodiquement la réalité dans ses structures telles qu'elles sont données et fondées dans l’ordre divin de la creation, pour la recréer ensuite théoriquement à son image. Le mot orgueilleux de DÉSCARTES, répété par KANT : « Donnez-nous de la matière et nous vous construirons un monde ! » ; et le mot de THOMAS HOBBES, que la pensée théorique doit créer comme Dieu Lui-même, sont tous deux inspirés par le même motif humaniste : le motif de la liberté créatrice de l’homme, concentrée dans la pensée scientifique.
Or, cet idéal scientifique, sous sa forme naturaliste primitive, évoqué par le motif religieux de la liberté créatrice, détruit la liberté humaine par sa proper création
qu'est l’image théorique du monde mécaniste ! Ainsi, la science autonome, d'une part, et l’action
autonome, d'autre part ; le nouvel idéal mathématique et
mécaniste de la science, d'une part, et le nouvel idéal de la personnalité
libre et autonome, d’autre part, deviennent l’un pour l’autre des adversaires, en raison de la dialectique interne du motif religieux humaniste. C’est ce que KANT a nommé le conflit entre la nature et la liberté. Pour comble, la loi dialectique
de la religion apostate met l’homme dans l’obligation d'attribuer la primauté à l’un des deux
motifs antagonistes, aux dépens de l’autre.
Tout comme la pensée grecque a commencé en attribuant la primauté au motif religieux de la matière : le motif du flux informe et éternel de la vie et de la mort, ainsi la pensée humaniste commence en attribuant la primauté à l’idéal déterministe
de la science sécularisée. On croit dur comme fer que la science sécularisée et déifiée conduira l’humanité sur la route de la liberté et du progrès.
Mais ROUSSEAU annonce le commencement d'une réaction passionnée contre cet idéal de la science,
et cela au nom de la liberté. Il déprécie cet idéal et attribue la primauté religieuse au motif de la liberté personnelle concentrée dans une religion sentimentale. Désillusionné, il se détourne de la culture occidentale dominée par la science, et prêche une régénération de la société par l’esprit de la liberté.
KANT a essayé de séparer ces deux motifs antagonistes, en réservant à chacun d'eux un domaine qui lui fût proper. D’une
part l’idéal mécaniste de la science fut limité au domaine de la nature, ravalée au niveau d'un monde purement phénoménal, et conçue comme une construction
de l’entendement
autonome de l’homme, le législateur de ce
monde, l’origine des lois naturelles. D’autre part, l’idéal de la liberté autonome, identifiée avec l'idée de la volonté pure, fut élevé au domaine métaphysique de la norme, qui surpasse le monde phénoménal de la nature. Dans ce règne
sur-sensoriel de la liberté, c’est la raison pratique qui est l'origine autonome de la loi morale. La primauté
religieuse est attribuée au motif de la liberté, tout comme l’avait fait ROUSSEAU.
Or, cette idée kantienne de l’autonomie de la volonté libre est conçue dans un sens rationaliste. D'une part,
le vrai MOI, le véritable « autos » de l’homme est identifié avec le « nomos », avec la formule générale de la loi morale. Dans tout le domaine de son éthique, il n'y a pas de place chez KANT pour l’individualité de la personne humaine. D'autre part, le motif humaniste de la liberté créatrice ne pouvait pas se contenter d'un domaine purement idéal, et céder la réalité empirique, identifiée avec la nature, à l’idéal rationaliste de la science. Ce motif, tout comme le motif de la domination de la nature par la science, tient à se créer un monde à son image.
C'est précisément sur ces deux points que la pensée romantique et l'idéalisme post-kantien ont
voulu briser le résidu du rationalisme dans la conception de la liberté et de la nature.
On élabora alors une nouvelle
conception de l’idéal de la personnalité libre et autonome, qui ne cherche plus le vrai MOI humain, le vrai « autos » de l’homme, dans la règle générale de la loi morale, d'une « nomos »; mais, tout au contraire, considère la vraie règle de la moralité comme un simple reflet de l'individualité créatrice de l’homme libre. La vraie moralité,
c'est alors de suivre sa disposition et sa vocation individuelles. Cette nouvelle conception de la liberté était incompatible avec toute loi générale. La « morale bourgeoise » et le légalisme de KANT furent remplacés par une « morale de génie ». Impossible de juger un colosse tel que NAPOLÉON d'après la même règle morale qui serait applicable aux dispositions d'un homme ordinaire !
En même temps se développa une nouvelle
conception de la société
humaine. Sous l’influence de l’idéal
mathématique et mécaniste de la science, la société était dissoute en une poussière d'individus atomiques, et dépourvue d’individualité.
Il n'y avait plus de place pour une conception de la communauté considérée comme une totalité individuelle. La nouvelle conception de l’idéal de la personnalité libre, qui ne veut voir que l'individualité émancipée
de toute loi générale, tombe dans l'autre extrême. Elle se crée une image universaliste de la société, selon laquelle l’homme
individuel n’est conçu que comme membre d'une communauté terrestre et individuelle, d’une totalité qui l’embrasse entièrement et qui produit son ordre social et son droit comme un reflet de son esprit
individuel autonome. Selon cette vue irrationaliste, ce sont les nations, considérées comme des totalités, qui déterminent l’individualité de leurs membres. Dans une telle conception, il n'y a pas de place pour des droits de l’homme comme tel. Ce n'est plus l’homme en général que l'on connaît, mais seulement l’homme individuel considéré comme
membre de sa nation : l’Allemand, l’Anglais, le Français, etc...
En parlant de cette nouvelle conception de la liberté,
on voulut aussi remodeler la conception de la nature dont KANT avait fait l'abandon à l'idéal rationaliste et mécaniste
de la science. Au moyen d'une pensée dialectique qui ne craint pas les contradictions,
on essaya de faire la synthèse entre les deux motifs antagonistes, placés au point de départ religieux de l'Humanisme. Il s'agissait de retrouver la liberté dans la nature et la nécessité de la nature dans la liberté.
Rien d'étonnant que, dans un tel milieu spirituel, nourri de l’esprit conservateur de la
Restauration, qui domine la première moitié du XIXℯ siècle, l’ancien idéal de la science, pénétré par la méthode analytique des sciences exactes, ait perdu tout attrait.
Un nouvel idéal scientifique, orienté vers l’histoire, s'élabora progressivement. Tout comme le modèle mathématique et mécaniste de la
pensée, qui avait dominé la philosophie rationaliste, ce nouvel idéal
historique de la science est issu du motif religieux humaniste de la liberté autonome de l’homme. Mais cette nouvelle manière
historique de penser ne s'intéressa nullement à une réduction de la réalité aux formules générales des lois universelles. Bien au contraire, elle
déprécia cette pensée rationaliste, incapable de pénétrer au cœur de l'individualité créatrice. La pensée historique cherche à concevoir des faits individuals qui ne se répètent
pas ; elle veut les interpréter dans leur caractère individuel appartenant à une période typique du développement, comme la Renaissance, le temps des Lumières, la Restauration, etc. Et de la même manière que l’idéal mécaniste et mathématique de la science s'était créé une image mécaniste et rationaliste de toute la réalité, le nouvel idéal
historique de la science se créa un monde à son image. Toute la réalité y était considérée
sous l’aspect
historique, élevé au rang
d’absolu. La pensée
historique se créa un monde historique, au sein duquel il n’y a plus de place pour d'autres aspects de la vie de caractère irréductible. La nature elle-même fut transformée
en une nature historique,
en évolution créatrice
continuelle. L'histoire culturelle de l’humanité est envisagée, dans un tel système, comme une phase plus élevée de l’histoire
naturelle.
Mais, tout comme l’idéal mécaniste
de la science s'était révélé l’adversaire
du motif humaniste de la liberté, le
nouvel idéal historique de la science devait aussi se révéler comme un adversaire encore beaucoup plus dangereux pour l’idéal humaniste de la personnalité libre et autonome. Cependant, aussi longtemps
que le nouvel historisme était bridé par l’idéalisme, tant qu’on ne concevait le
processus historique que comme le déploiement individuel de l’idée éternelle de l’humanité autonome dans le temps, l’historisme ne pouvait pas manifester
ses conséquences extrêmes.
Mais voici que cet idéalisme post-kantien, d'où la pensée historique était issue, s'écroula vers la deuxième moitié du XIXͤ siècle. L’historisme se mit aussi à voir les idées, supposée éternelles, de l’humanisme, sous leur aspect historique, et il les réduisit
à n’être rien d'autre que des produits idéologiques du processus historique. En s'émancipant de l’idéalisme, l’historisme devint positiviste. L'évolutionnisme biologique de DARWIN et le marxisme transformèrent
la pensée historique dans un sens naturaliste.
Mais, ils possédaient
encore tous deux une foi inébranlable dans la puissance libératrice de la science !
Et voici qu’à son tour cet idéal religieux de la science sécularisée n'était plus à l'abri des conséquences nihilistes d'un historisme extrême. Les fondements de l’ancien idéal mécaniste et déterministe de la science furent abattus au commencement du XXℯ siècle, à la suite de la découverte de la théorie énergétique des quanta.
L'hypnose de l'évolutionnisme
darwiniste fut suivie d’un réveil plein de désillusions, quand la recherche historique critique démontra que ses constructions a priori sur l'évolution
de la vie culturelle et sociale ne s'accordaient nullement avec les faits les mieux prouvés. En outre, les deux guerres mondiales ont anéanti la croyance dans la puissance élévatrice de la science et de la raison autonome.
En présence de tous ses faits, l’historisme positiviste
pouvait se développer
dans son sens extrême, en détruisant à leur tour les fondements de la vérité scientifique. Il aboutit à l’évocation d'une disposition de déclin, qui trouve son expression philosophique dans l'existentialisme humaniste et le livre célèbre de SPENGLER : Le déclin de l'Occident.
* * *
Voilà, Mesdames et Messieurs, l’aboutissement final de la sécularisation de la science dans son développement dialectique.
Nous avons essayé de démontrer que ce processus désastreux a été dirigé par des motifs religieux anti-bibliques et que le Catholicisme romain et le Protestantisme ne pouvaient ni l'un ni l’autre se soustraire à la responsabilité qui a été la leur dans ce développement de l'esprit de la science.
Ils sont aussi responsables de cette sécularisation,
en tant qu’ils ont oublié le caractère intégral et
radical du motif biblique et qu’ils ont suivi le motif scolastique « nature-grâce ».
Nous sommes confrontés avec le déracinement spirituel
de la culture occidentale, qui n'est pas concevable sans le processus de la sécularisation
de la science.
Pour ceux qui sont issus de la Réforme
calviniste, il ne s'agit plus de perdre son temps dans de longues discussions scolastiques sur la question de savoir si la science et la philosophie appartiennent au domaine du Royaume de Jésus-Christ, ou bien au domaine de la raison naturelle. Cette discussion doit être terminée puisque nous avons démontré qu'il n’existe pas de raison
naturelle qui serait indépendante du motif religieux dominant le centre de l’existence humaine.
Nous ne pouvons suivre que deux chemins : celui de la scolastique de l'accommodation qui, par son développement dialectique,
aboutit à la sécularisation, ou bien celui qui est indiqué par l'esprit de la Réforme et qui exige la réforme intrinsèque de la pensée scientifique par la force motrice du motif biblique.
Souvenons-nous de l'affirmation de notre Sauveur : « Personne
ne peut servir
deux Maîtres ! » Et prions Dieu, qu’il envoye des ouvriers fidèles dans sa moisson qui embrasse toute la terre et aussi le domaine de la pensée scientifique.
[Par Herman Dooyeweerd, dans LA REVUE RÉFORMÉE, Sécularisation du Monde Moderne: La Réponse réformée, Congrès International réformé, Montpellier 1953, No 17-18, 1954/1-2,Trimestriel, Tome V]